12 JUIN 2005 ₪ « Vous feriez mieux vous trouvez un vrai job plutôt que plumer les gens naïfs ! » Et voilà, une autre que tu mets à la porte ignorant l’air boudeur de ta mère. Encore une des ces voyantes insupportables, une sale arnaqueuse voilà ce qu’elle est ! Tu connais tous leurs trucs, leur personnalité persuasive et cet aplomb dans la voix à vous faire gober n’importe quoi, observateurs et instinctifs qui dessellent la moindre faille pour prédire des balivernes, ils attendent une réaction en anticipant, rebondissent dessus. Il suffit d’un indice et c’est terminé. Ta mère passe tout votre argent là-dedans, diseuse de bonne aventure, tireuse de cartes, bohémienne aux pseudos pouvoirs prémonitoires et autres charlatans sournois foulent chaque jour le sol de votre appartement miteux. Du haut de tes douze ans t’as appris à les chasser sans ménagements « Maman quand est-ce que tu vas t’arrêter ?! » « Cette fois c’est différent Frida chérie, tu ne devineras jamais ce qu’elle m’a révélé ! » Ce n’est jamais différent, toujours la même rengaine et t’en as assez de devoir rattraper les pots cassés. T’aimerais bien qu’elle prenne ses responsabilités, qu’elle assume son rôle de mère, qu’elle arrête de croire tout et n’importe quoi, qu’elle grandisse. Tu espère du changement. Non. Tu exige du changement.
01 NOVEMBRE 2006 ₪ « C’est beau n’est-ce pas Frida ? » Dit-elle les yeux plein d’étoiles, toi tu reste plantée là, bouche bée, le menton au sol et le nez au plafond. T’observe les moulures et le chandelier dans l’entrée, les baies vitrées entourant un séjour bien trop grand, t’es obligée d’étendre la main devant les yeux le soleil t’éblouissant. Rien que le vase dans le coin doit valoir plus que tout ce que ta mère et toi possédez. Possédiez ? Oh et puis tu sais plus! « Les enfants voici Frida, la fille d’Elizabeth. » Tu fais rapidement volte face et les découvre, ces trois visages qui te toisent d’un regard accusateur, meurtrier, dérangeant. T’as l’impression qu’il te transperce de toute part, tu resserre tes bras autour de ta poitrine, te recroquevillant telle une petite chose abîmée, effrayée par la nouveauté, un peu plus et tu te tortillerais sur place tellement ta gêne est palpable, leur froideur l’amplifiant au fil des minutes. « Et bien alors en voilà des manières ! Qu’attendez-vous ? Saluez donc votre nouvelle sœur. » "Nouvelle sœur", les mots sonnent faux à tes oreilles comme aux leurs. Ils ne veulent pas de toi ici et tu n’as aucune envie d’être là, tu fais tâche dans le décor, clairement pas à ta place à côté du vase en cristal et de l’escalier de marbre blanc. « Bonjour » lâchent-ils presque en cœur, comme si cela leur avait été arraché, le ton est glacial, surtout le sien. Celui du milieu, il a ce rictus en coin, ironique et moqueur qui te panique plus qu’il ne le devrait, il te nargue et te lamine en même temps, t’as la sensation qu’on te flagelle sur place. L’expression, "prendre l'air" vient soudainement envahir tes pensées. L’envie t’habite, te consume. Elle est étrange cette expression -Prendre l’air - Cela veut dire qu'on va ailleurs, pour le trouver. Cela veut dire littéralement : où je suis, je m'asphyxie.
12 FEVRIER 2008 ₪ « Whoua c’est super morbide ma parole… » Lâche-t-il en fronçant les sourcils tandis que tu sors de la salle de bain les cheveux à peine essorées, tu le trouve là, étendu sur ton lit te fixant de son air nonchalant, il tient dans la main un papier tandis que d’autres croquis traînent à ses côtés. Tu finis par percuter, furax tu fonce vers lui et lui arrache le dessin des mains « Ne-touche-pas-à-mes-affaires. » articules-tu entres tes dents, le poing serré et le regard mitrailleur. Tu récupères rapidement toutes les feuilles éparpillées sur les draps tandis qu’il se lève en haussant les épaules « Pourquoi tu fais des trucs aussi déprimants ? Jsais pas les nanas sont pas sensées peindre des licornes et des petites fleurs partout ? » « Je ne vois pas du tout comment un mec comme toi pourrais comprendre quelque chose à ce que je fais. » « Ah oui j’oubliais. Madame est teeeellement compliquée. T’en as pas marre de jouer à l’artiste torturée de la famille ? » « Et toi t’en as pas marre de fourrer ton gros pif rouge partout ? » « Pour ta gouverne mon nez va parfaitement avec le reste de mon visage. » Dit-il en vérifiant dans le miroir sait-on jamais qu’il ait changé de proportions durant la nuit, qu’est-ce que t’as fait pour mériter un demi-frère aussi narcissique ? « Si t’as fini de t’admirer j’aimerais pouvoir m’habiller tu veux bien. » Joignant le geste aux paroles tu lui indique la sortie en ouvrant grand la porte mais bien décidé à t’enquiquiner encore un peu il prend le sens inverse et se dirige vers ta bibliothèque pour jauger ta collection de vinyles, en attrapant un au passage et l’agitant sous ton nez « T’as vraiment de drôles de goûts. » « Oh ça suffit ! » Tu hausse le ton et te rapproche de lui pour le lui arracher des mains « Se sont mes vinyles et ça se sont mes dessins ! Pour la dernière fois ne rentre plus dans ma chambre ! » « Ce que tu peux être susceptible comme nana… » Le revoilà, son petit rictus moqueur et triomphant que tu lui ferais bien ravaler, tu t’écouterais tu lui flanquerais une bonne paire de gifles, ça te démange mais tu te retiens en le poussant vers la sortie. Te croyant enfin tranquille tu files vers ton armoire choisir ta tenue mais le voilà qui t’interpelle de nouveau « Au fait… C’est pas une tenue pour accueillir son frère ça. Essaierais-tu de me faire du gringue soeurette ? » Tu baisse ton regard sur ton corps et te rappelle que tu es alors en serviette, cette dernière fraîchement enroulée autour de ta taille. Furibonde tu lui claque la porte au nez « DEGAGE ! » « Il faudrait penser à prendre des cours de self-control, c’est pas bon toute cette colère soeurette ! » L’entends-tu héler derrière la porte, tu frappes alors un grand coup sur la cloison pour le faire déguerpir ce qui déclenche automatiquement son rire « J’oubliais, mon père me fait te dire que le dîner est avancé, on part dans cinq minutes. Si tu veux mon avis t’as plutôt intérêt d’être à l’heure. » Il sifflote et tu écarquille les yeux folle de rage, rouvrant la porte en vitesse tu lui hurle en haut des escaliers « Espèce de crétin ! »
03 NOVEMBRE 2011 ₪ Silencieuse tu plisse les yeux devant la glace, t’inspectant de haut en bas, dans tous tes détails, tu ajustes ta robe que tu trouves trop courte, trop moulante, c’est la cinquième fois que tu change de tenues et tu trouves toujours un truc qui ne va pas. T’attrape un coton sur ta commode pour effacer le rose sur tes lèvres et les recolores en rouge vermillon avec un nouveau tube. Tu soupire non satisfaite du rendu, balançant tes talons à l’autre bout de ta chambre t’attrapes des boots en cuir et les enfiles pour tenter de rendre ton accoutrement moins aguichant. T’es comme ça, toujours à te demander si tu es assez bien. Tu doute sans cesse de ta valeur pour tout, tu fais comme si tu étais sur de toi, toujours le sourire aux lèvres, cette fille vivace que rien n’atteint jamais mais tout ça c’est des conneries. Pourtant t’adorerais être une de ces filles, une de celles qui n’ont qu’à se baisser pour attraper les opportunités, pour attraper la vie. En fait il te faudrait un filtre. Un filtre qui empêche tous les doutes de s'insinuer en toi. Qui effacerait ce sentiment, le sentiment de ne pas être assez. Pas assez belle. Pas assez mince. Pas assez grande. Pas assez intelligente. Pas assez forte. Pas assez drôle. Pas assez volontaire. Pas assez pour plaire, pour réussir. Un filtre qui détruirait toutes les pensées comme "je ne suis pas capable", "je suis fatiguée d'être moi", "je suis ridicule", "je vais rater". Un filtre qui t'empêcherait d'avoir peur des gens, du regard des gens. T’es sure que ces autres filles qui ont ce filtre réussissent dans leur vie, parce qu'elles osent. Elles ne sont plus paralysées. Mais ça ne s'achète pas en magasin...
Tu finis par hausser les épaules et détache tes cheveux après les avoir attaché et détaché un nombre incalculable de fois, t’arrête de te contempler dans la glace parce que c’est plus inutile qu’autre chose et fouille dans ta boîte à bijoux à la recherche de tes bagues. Ton téléphone finit par vibrer et tu te mords la lèvre soupirant de plus belle, t’es en retard pour changer et il va finir par s’impatienter. Tu renonce et abdiques attrapant ton perfecto et ton sac tu t’apprête à quitter l’appart quand tu daigne enfin regarder tes derniers messages, parmi eux un d'Ace, t’hésite à l’ouvrir et puis tu cède à la curiosité et constate qu’il s’est encore fourré dans une galère et t’appelle à l’aide. T’aurais pas dû l’ouvrir c’est ce que tu pensais. Tu pressentais qu’il allait réussir à te gâcher la soirée et t’as presque envie de l’envoyer sur les roses. Tu te préparais à un moment sympas et tu sais comment ça va finir, à écouter les exploits d'Ace sur ses ébats avec sa dernière copine en date tout le reste de la nuit. Demain tu te réveilleras avec des cernes gigantesques et du vomis à nettoyer n’attendra sur les sièges arrière de ta bagnole. Hors de question. « Cette fois il peut toujours courir jsuis pas à sa disposition merde ! » Ouais, c’est ce que tu dis et pourtant t’es déjà en train d’envoyer un sms à Alek pour lui dire que tu ne viendras pas, tu t’excuse de le planter en beauté en prétextant une urgence. Soupirant pour la unième fois de la soirée tu t’écroules sur le fauteuil du salon en plaçant deux doigts sur ta tempe exaspérée, dégoûtée de t’être apprêtée pour que dalle, à l’arrivée tu vas devoir baby-sitter ton meilleur ami bourré et ce programme est loin de te faire sauter au plafond. Ton téléphone se remet à vibrer, encore Ace. Il t’emmerde. Il t’emmerde vraiment mais tu ne peux pourtant pas te retenir de sourire, riant à la lecture de ses derniers messages tu vas chercher une veste qu'il a oublié dans ta chambre, attrapes tes clefs de voiture et quitte l’appart au pas de course.
T’arrive au bar où il bosse à peine dix minutes plus tard et te gare sur le bas côté, tu l’aperçois sautillant l’air insouciant et gai comme un pinçon. Aussitôt tu klaxonne sans ménagement histoire de le faire sortir de sa rêverie et le voilà qui accourt vers toi un sourire béat au visage « MA SAUVEUUUSE !», il s’engouffre rapidement à l’intérieur de l’impala tandis que tu râles déjà « Jsuis pas ton chauffeur faudrait que tu imprimes ! » T’as pas le temps d’en dire plus qu’il t’embrasse et déverse son flot de paroles surexcité comme une puce. « Fridaaaaaaa, jcrois que jsuis bourré ! J’ai faim, y a un truc à manger chez toi ? T’as fait quoi ce soir, j’t’ai manqué ? Putain demain j’dois me lever pour amener des papiers à la fac, faudra que tu me réveilles, j’vais oublier sinon. Ah, et j’t’ai pas dit, j’ai TROP. LA. DALLE ! On rentre ? » T’arque un sourcil durant son blabla incessant un brin énervée, un brin amusée, tu sais pas trop encore. Qu’il t’embrasse ça tu t’en fiche, dès qu'il a un coup dans le nez il a ce genre de geste déplacé, le soucis c’est que tu constate qu’au fond il se fiche complètement de t’avoir dérangé. « Du calme d’accord, du calme.. » Dis-tu en lâchant un léger rire tout en attrapant la ceinture de son côté pour la lui attacher, ta main frôle son épaule glacée et tu lui balance la veste que t’as apporté avant de démarrer « Mets ça avant d’attraper la mort. Jte jure qu’est-ce que tu ferais sans moi ? Un vrai bébé. » Tu continue d’afficher un sourire en coin, sourire énigmatique qui traduit ton agacement dissimulé « Et en plus t’as bu à jeun bah voyons évidement ! » Encore un soupir, décidément tu ne fais que ça ce soir « Y’a de la pizza à la maison. » Tu t’arrête de parler, de toute manière il déblatère assez pour deux, tu réponds pas et le regarde à peine, les yeux fixés sur la route, les mains figées sur le volant. Tu t’allume une clope, tire dessus, un silence s’installe alors que tu descends ta vitre pour t’y accouder. « J’avais un rendez-vous ce soir. Et tu le savais je te l’ai dis avant que tu partes bosser. » Tu le regarde toujours pas, trop agacée pour le moment par les deux options évidentes qui s’offrent à toi, soit il ne t’écoute absolument pas quand tu parle soit il se fiche complètement de tes quelconques projets. Fallait précisément qu’il se bourre la gueule et t’appelle à la rescousse ce soir. « Ça s’est passé comment, alors ? » qu'il ose te demander cet imbécile. « Je n’y suis pas allée. J’étais en retard, et puis… » Ta phrase reste en suspend, tu hausse les épaules comme pour changer de sujet, lui dire que cela n’a pas d’importance alors qu’au fond ça en a pour toi « T’es belle. » à ces mots tes yeux quittent enfin la route pour tomber dans les siens, tu reste silencieuse, le jaugeant dans ton mutisme parfait, te mordant la lèvre inférieure pour t’empêcher de sourire. C’est bête pourtant, t’étais tellement énervée contre lui et en deux mots il est parvenu à tout balayer, deux mots c’est rien, c’est trop facile, trop attendu et pourtant ça marche à chaque fois, t’arrive jamais à lui en vouloir bien longtemps parce qu’il a sa mine boudeuse et ses mimiques touchantes, ses paroles de trop mais qui finissent toujours pas avoir raison de toi. Et puis y’a ce regard, parfois il resurgit, le soir quand il est morose, le matin quand ses rêves se dissipent, les jours où il a trop bu quand les vieux souvenirs refont surface. On dit que si une personne vous fixe au moins 3 secondes dans les yeux, c'est parce qu'elle est attirée. Alors quand tu croise son regard parfois, il t’arrive de compter les secondes. Les secondes qui te séparent de lui. Elles sont devenues comme un gouffre, qui s'ouvre un peu plus grand chaque fois que tu n'arrive que jusqu'à 2.
THE PAST IS THE PAST ₪ « Je mène ma propre vie. La mienne, pas la vôtre. La mienne. » Ça c’est terminé comme ça. T’as claquée la porte ta valise à la main et tu t’es tirée sans te retourner. Tu te rappelle très bien ce jour, c’était en juillet, juillet 2011 il y a trois ans, tu portais un vieux tee-shirt délavé et tu te souviens très bien du regard implorant de mère et tes traits sévères de ton beau-père. Ta sœur se tenait derrière eux sans un mot, lui n’était pas là. T’es partie sans lui dire, trop lâche pour l’affronter. Au fond mener ta propre vie, dire adieux aux privilèges, aux obligations, obtenir ton indépendance, tout ça c’était des conneries. Tu le savais, le sais, tu fais juste semblant de l’ignorer c’est plus facile ainsi. T’es pas partie pour ta liberté, t’as juste fuis, tu l’as fuis lui. T’as voulu épargner ta famille, tu ne voulais pas la voir imploser par ta faute, pas encore une fois. Tu savais qu’en restant tu n’aurais pas la force d’arrêter, c’était plus simple pour tout le monde que tu t’en aille. Tu ne l'as pas perdu en un coup, tu l'as perdu en pièces détachées. T’as d'abord perdu son parfum, cette odeur que tu avais toujours dans le nez, elle n'était plus là, cette odeur qu'il avait laissé sur tes vêtements, tes draps, tes oreillers, tu ne pouvais plus la sentir. Et puis t’as perdu ton assurance, tu ne sentais plus son regard sur toi, ce regard qui te transformait. Sous son regard tu étais grande, forte, arrogante, pleine de vie, pleine de rires, de confiance. Sans son regard tu redevenais petite, frêle, fragile, muette, timide, invisible, insipide. Tu l'as perdu comme on égare les pièces d'un puzzle. Tu perdais les pièces un peu partout, une par une et impossible de les retrouver.
Tu l’avais détesté pourtant cette famille, repoussée, méprisée, blâmée. Tu avais refusé d’en faire partie, tu l’avais maudite. Et pourtant c’est cette même famille que tu as tenté de préserver, pour elle que t’as abandonné cette chose si précieuse. Ce n'est pas une histoire de chromosomes ou de liens de sang, c'est quelque chose de plus intense et de grandiose.