Tu râles, tu rumines. T'es une épave aujourd'hui, Kit. La journée a déjà bien commencé, t'entends de la vie par la fenêtre mais toi, tu te lèves à peine. Pourtant, tu irais bien de nouveau te coucher. D'ailleurs, qu'est-ce qu'il t'en empêche ? T'es tout seul, tu fais ce que tu veux. Mais tu tournes les yeux et tu vois ce tas de copies qui t'attend sur ton bureau en désordre. Ta conquête de la veille avait filé pendant la nuit en pensant que tu dormais mais tu l'avais entendu fuir la scène du crime. Il y avait encore son parfum sur l'oreiller et, vraisemblablement, elle avait oublié sa culotte sur le plancher de ta chambre. Ah non. C'était pour marquer son territoire; tu remarques le post-it jaune sur ta table de nuit : elle t'avait laissé son numéro et un message de quelques mots flattant ton ego bien comme il faut. Tu souris devant le papier avant de le froisser et de l'envoyer directement dans la poubelle déjà pleine. Faudrait que tu ranges ton appartement, peut être. La seule pièce intacte, c'est la chambre de Trey parce que tu n'y mets jamais les pieds, on pourrait presque encore sentir la présence du frangin. Et puis faudrait que tu fasses la vaisselle aussi, ça fait déjà trois jours que tu manges avec des couverts en plastique. Tant pis, ça attendra, tu te commandes une pizza. L'option de facilité est toujours la meilleure dans l'immédiat.
Après une douche rapide, tu entends la sonnerie de la porte d'entrée. Pour une fois que le livreur est en avance. Tu passes devant le miroir, la glace est encore à moitié recouverte de buée. Mais tu te vois et t'as plutôt une sale tête aujourd'hui, Kit. Et puis ces cheveux, faudrait sérieusement que tu penses à te faire une coupe un de ces jours. Ces mèches blondes n'ont plus aucune forme. Elles tombent ici et là d'un air négligé. Tu soupires, enfiles un jean et une chemise dans des teintes foncées. Le livreur s'impatiente et sonne une fois de plus. « C'est bon, j'arrive ! » Tu cries. Tu râles. Toujours de mauvais poil. Dans ta cuisine, tu trouves quelques billets rangés dans une boite à thé et tu te diriges -sans te presser, en plus- vers la porte. Là, tu ouvres et -surprise- ton ventre gargouillant va devoir attendre un peu plus longtemps. Ce n'est pas une pizza qui t'attend mais cette tête blonde et ces yeux trop noirs que tu connais bien. Que tu connaissais bien. Sur le coup, tu ne dis rien et fais passer toute ta surprise dans ton visage. Tu te rends compte que, maintenant, t'as l'air con avec ton argent à la main, ta bouche encore ouverte mais sans son en sortant et ton petit frère devant les yeux. Trey. Bordel qu'il a pu te manquer, cet idiot. Il te manquait et le simple fait qu'il te manquait t'énervait complètement. Ça t'énerve encore, d'ailleurs. Très vite, tu te reprends. Tu fronces les sourcils et adoptes un air détaché. Comme si ça ne t'atteignait pas. Tu joues l'insensible, le dur à cuir, le mec qui a trop vécu pour être surpris devant le visage de son frère. « Trey. » Aucune émotion dans la voix, un ton neutre. Et puis ce n'est ni une phrase, ni une question, ni un bonjour. Juste ce mot, le seul qui te vient alors que dans ta tête, c'est une explosion de questions. Qu'est-ce qu'il fait là, maintenant, aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'il se passe ? Et bordel, pourquoi il n'est pas venu plus tôt ? Pourquoi il se pointe comme ça comme une fleur ? Fleur. Est-ce qu'il est même encore en couple avec elle ou est-ce qu'elle l'a aussi laissé tomber ? Et puis tu t'en veux. Mais tu lui en veux, aussi. C'est que des émotions contraires que tu ressens, tout se bouscule à l'intérieur. T'as envie de le prendre dans tes bras et de le gifler en même temps. T'as envie de lui dire que sa chambre l'attend mais qu'il n'est plus le bienvenu ici.

Tu t'es levé bien tard aujourd'hui pour une fois. Faut dire que le sommeil en ce moment, il te fuit, et t'as beau le chercher, tu le trouves jamais, ou que rarement. Du coup, t'as ces cernes sous tes yeux, qui te font passer pour un zombie, même ton patron te demande si ça va. Mais non, bien sûr que non, ça ne va pas. Mais tu vas pas lui dire à ton boss, tu te la fermes et tu souris un peu, pour faire passer les choses. C'est vrai quoi, tu te sens pas de raconter ta vie à ton supérieur, t'as pas trop envie de lui dire que t'as des problèmes de drogues, que c'est ce qui t'a fait perdre ton frère et que t'es plus avec cette fille dont t'es raide dingue parce que t'as fait une connerie. Tu te lèves de ton lit difficilement, tu te prends une douche presque froide, même s'il ne fait pas très chaud dehors, mais faut bien que tu tiennes le coup toute la journée. T'ingurgites trois cafés et t'as l'impression de toujours être ce pauvre mec en manque de sommeil, en manque de tout en fait. En manque de vie. T'es devant ta tasse de café vide, et tu te mets à réfléchir. Ça t'arrive souvent depuis que t'as tout perdu. Depuis que Kit t'a viré de chez lui, chez vous. Kit. Putain. Rien que de penser à lui, ça te nique le cœur. Il te manque, ton frère. T'as beau te dire que c'est qu'un salaud fini parce qu'au lieu de t'aider, il t'a jeté dehors, au fond, c'est celui qui te manque le plus parmi toutes les personnes que t'as perdu. Tu serres ton poing, enfonces le peu d'ongles que t'as dans la paume de ta main et tu te lèves d'un bond. Tu cherches pas vraiment à comprendre, t'enfiles un pull et tu bondis dehors. T'en as marre, toi, de devoir ignoré Kit. Il veut pas te voir ? Tant pis, toi tu le veux. Tu veux au moins t'expliquer, parce que t'as jamais pu le faire. Tu te souviens très bien de ce soir-là, quand il t'as pris par le col et qu'il ta jeté dehors, c'est ancré dans ta mémoire. Tu mets vingt minutes montre en main en voiture pour te ramener devant ton ancien chez toi, et quand tu vois la maison, ton cœur manque de s'arrêter. T'as la trouille, Trey. Ta respiration est saccadée et tu trembles. T'as toujours été comme ça toi, émotif. Mais t'es pas peureux pour un sous, alors, tu t'avances vers la porte, celle où il t'a foutu dehors, et tu sonnes. T'as peur qu'il soit pas là, parce que personne vient t'ouvrir. Et s'il était avec une fille ? Si maintenant, il avait une vie de famille ? Tu chasses bien rapidement ces idées de ta tête, parce que Kit, tu le connais et tu sais que c'est pas le genre de mec a vouloir une vie de famille trop vite. Tu sonnes encore une fois, t'espères qu'il est là, et puis, t'entends sa voix, ça te ferait presque sursauter. Putain, Trey, qu'est-ce tu fous là ? Casse-toi. Mais trop tard, il ouvre la porte, et tu restes trop con pour bouger. Tu sais, t'as ta gueule de gamin perdu, bouche-bée, yeux ronds, celle que t'as toujours quand tu sais pas quoi dire ou quoi faire. Ton frère. Il a un peu changé en quatre ans, certainement mois que toi, parce que toi, t'es passé de gosse à adulte. Il balance ton nom, et tu restes de marbre, comme lui. Vous jouez à quoi, là ? A qui sera le plus fort ? Putain, vous êtes pathétiques. Tu baisses les yeux vers sa main qui tient des billets et tu hausses un sourcils tout en plantant ton regard charbonneux dans le sien.
- Tu comptes me payer pour que j'me tire ? J'suis pas une prostituée.
Ramasse ton humour à la con, Trey. Mais le truc, c'est que ça te fait plaisir de revoir la tronche de ton grand-frère. T'as envie de le prendre dans tes bras, de lui sauter dessus comme un gamin, mais tu te retiens, parce que t'es pas sûr de ce qu'il pourrait faire. T'es content, mais en même temps, t'es furieux. Furieux de voir qu'il ose se la jouer impassible. T'as envie de le secouer, parce que bordel, t'avais besoin de lui, y a que lui qui pouvait te faire arrêter la drogue et au lieu de ça, il t'a viré dehors.
- Ça fait longtemps tu trouves pas ? Quatre ans c'est ça ?
Ton regard noir, si noir que ça en ferait presque peur, se confronte au sien, nettement plus clair. Rien que dans ta façon de t'exprimer, avec ce ton sûr de toi et imposant, tu lui montres que t'as changé. T'es plus fort et t'as plus la trouille de lui tenir tête. T'es plus le gosse qu'il a pu élevé. Maintenant, t'es ce type qui s'est éduqué tout seul, parmi la drogue et toutes ces conneries.