Besoin d'aide ce soir, ramène toi dans North Laines.
Quand tu vois ce message sur ton portable, tu soupires et c'est comme si d'un coup, tu te dédoublais. T'as la bonne moitié de toi qui te dit de pas y aller, parce que c'est ça qui t'a foutu dans la merde avec ton frère, c'est à cause de ça qu'il t'a viré de chez lui, enfin, de chez vous. Et puis, t'as la mauvaise moitié de toi qui te dit d'y aller, parce que t'as pas consommé de cocaïne depuis un petit temps. T'hésites cinq minutes, puis tu reprends ton portable que t'avais jeté sur le canapé.
Je suis là dans dix minutes.
Tu te sens faible et honteux. Honteux surtout, parce que t'arrives pas à arrêter tes conneries même après tout ce que ça a engendré autour de toi. Alors, tu sors, prends ta voiture que t'as rafistolé tout seul et que t'as même modifié un peu, merci les dons de mécano -seuls dons que tu dois avoir, c'est pas trop glorieux tout ça, et tu roules jusqu'à North Laines, ce quartier de déjantés, qui l'est encore plus le soir. Quand t'arrives, tu restes prudent, t'aimes pas trop traîner dans les ruelles de ce quartier le soir. Mais tu sais te défendre, t'es un malade quand tu te sens en danger toi, et puis, faut dire que t'as pas peur de grand chose. T'aperçois ton pote au loin, et t'as à peine le temps d'échanger quelques mots avec lui qu'il te refile la marchandise, il te dit d'en garder un peu si tu veux, c'est son moyen a lui de te remercier et de te payer par la même occasion. Alors, tu te places quelque part, tu restes discret, comme tu sais bien faire. C'est ça que les gars ici aiment bien chez toi : t'es le plus discret, on t'entend pas, tu te fais jamais choper par les flics, t'es rusé, Trey, un vrai renard. T'allumes un joint et tu le dégustes, ça faisait longtemps, le goût t'avait manqué. Mais putain, t'es qu'une merde là, Trey. Tu te détestes à faire ça. Ce soir, tu vends pas mal, la marchandise part vite, et arrivé à la fin, il te reste pas grand chose, quelques feuilles de marijuanna, et une pochette de poudre blanche que t'as caché dans ta chaussure droite. Tu la sors de sa cachette et, à peine en main, tu la sens t'échapper.
- Eh !
C'est tout ce que tu trouves à dire au type qui se met à courir devant toi, ta pochette de bonheur en main. N'empêche que quand tu l'appelles, il se retourne, et s'arrête face à toi. Alors, Trey, tu vas la jouer diplomate ou tu vas juste lui casser la gueule ?
- Mec fais pas le con, rend moi ça.
T'as ton regard noir, de tueur psychopathe, de mec en manque, de mec désespéré. T'espères juste qu'il te fais une blague ce mec, et qu'il va te rendre la pochette. Parce que t'en a désespérément besoin.

Surveiller, épier dans l'ombre, secrètement. C'est ça que tu étais supposé faire, mais la discrétion n'a jamais été ton fort. T'avais pas pu t'empêcher de bondir sur le petit paquet de poudre blanche dès que t'avais vu le frangin l'extirper de sa chaussure. T'avais pas pu t'empêcher de vouloir ramener une preuve. T'avais pas pu t'empêcher de lui accorder le bénéfice du doute et vérifier par tes propres moyens que c'était bien de la came qu'il revendait au coin de la rue. C'est vrai quoi, il aurait pu devenir charitable et refiler du sucre aux plus démunis -ah ah ah-. Tu n'sais pas vraiment pourquoi tu stoppes ta course quand il t'interpelle. Pourquoi tu fais volte-face, ta capuche rabattue sur ta tête, à quelques mètres de lui. Peut-être que t'estimes qu'il mérite une explication. Peut-être que t'as juste envie de lui donner une bonne leçon. Peut-être qu'au fond t'aimes bien cette idée de combat de coqs. Tu tiens la pochette à bout de doigts, comme si t’avais peur que le truc te file une décharge électrique. Mais vu l’endroit où il la garde planquée, tu te méfies des odeurs. Avoir les mains qui schlinguent les pieds de Trey, ce serait un peu dégueulasse. Et lui te fixe d’un air mauvais, ses yeux sombres essayant vainement de te fusiller sur place. T’as aucun mal à distinguer le malaise dans son invective, la détresse dans sa désespérante tentative de te faire flipper. Instantanément, t’as l’image de Gollum se cramponnant à son précieux anneau qui se substitue au blondinet agressif. Alors tu le visualises accroupi près d’un caniveau, son paquet de came serré entre ses doigts et le visage crispé par l’avidité […]. Flippant. Vraiment flippant. C’est comme si tu tenais sa vie entre tes mains. Sa came, il en a besoin pour oublier sa vie merdique le temps d’un p’tit voyage. Et tu l’comprends franchement, perdre son frangin et sa gonzesse en un rien de temps –la faute à qui connard-, c’est le genre d’évènements qui vous colle par terre. C’est vrai il l’avait un peu cherché, mais toi aussi tu racontes des tas de bobards et tu fais souvent les mauvais choix. Alors ouais, t’as de l’empathie pour ce gars-là. Sullivan il a clairement besoin d’aide, pas qu’on lui tourne le dos. […] De quoi ? Attendez, toi tu n’fais pas partie de sa famille et t’es pas son mec. T’as déjà ta propre merde à gérer, et puis tu l’aides un peu là, en lui évitant une plongée dans le monde merveilleux de son amie coco. T’es pas mère teresa non plus, faut pas déconner. « Sinon quoi, tu vas t’mettre à pleurer ? » T’es volontairement narquois, juste pour le titiller un peu. L’agacer. Lui faire montrer les crocs. Le pousser à bout. C’est comme ça qu’on aide chez toi, se défouler ça fait du bien. N’empêche qu’on n’sait jamais à quoi s’attendre, avec les camés. Il serait bien capable de se jeter sur ta jambe pour s’y agripper fermement. Larmoyant. Suppliant. En d’autres termes, de voler ta technique de persuasion la plus efficace. Mais t’es conscient qu’un gars qui rêve de se repoudrer le nez à la coke peut surtout se montrer plus enragé qu’un zombie mort de faim. Hier encore, l’un d’eux avait planté un passant pour lui piquer son portefeuille -manque de bol, y’avait que sa carte bleue et son permis de conduire-. Il aurait dû te demander franchement, t’aurais pu éviter ce tragique incident en faisant ça discrètement et proprement. « Ou tu vas appeler ton frangin en renfort ? » Tu marques une pause pendant qu’il doit s’imaginer mille façons de te tailler en menus morceaux. « Ah non pardon, t’as plus d’frangin. » Et tu hausses un sourcil, à deux doigts de coller ton pouce et ton index en forme de "L" sur ton front : loser. C’est vrai, c’était pas cool. Mais t’essaies de l’faire réagir. Et là ouais, les deux scénarios que t’as envisagés peuvent carrément se réaliser. T’espères quand même qu’il ne va pas chialer au milieu de la rue, c’est le genre de truc qui te fait culpabiliser à mort. A la limite tu préfères qu’il essaie de te poignarder. Mais soyons sérieux cinq minutes, t’es persuadé que Trey n’a aucune chance de te mettre K.O. Votre gabarit s’équilibre assez bien, mais t’es plus rapide. Plus fourbe. Plus convaincant. C’est un paradoxe assez décevant, que tu n’saches pas lutter efficacement avec tes poings après toute une vie passée dans les rues les plus mal fréquentées. T’arrives généralement à t’en sortir en noyant ton interlocuteur sous un flot ininterrompu de paroles soûlantes, mais avec le blond, t’es pas certain que ça suffise. De toute façon si tout se déroule selon tes plans –et ça devrait te faire flipper parce que rien ne se déroule jamais selon tes plans-, tu devrais pouvoir éviter un combat rapproché qui aurait de grande chance de tourner en ta défaveur. D’autant plus qu’avec toute la merde qu’il sniffe, il a forcément moins de réflexes. Pas vrai ? […] Pas vrai ? Et c'est soudain assailli par le doute que tu reçois un projectile sur l'épaule droite, obligeant ton attention à se détourner de Trey pour se poser sur un morveux qui te vise avec son lance-pierres du pauvre. Putain le con, il est pas au lit celui-là ? Le karma Reza, le karma.

Grâce à ce voleur que t'as bien envie de désintégrer sur place, tu te rends compte que tu deviens dangereusement accro à cette merde de cocaïne. Tu te remémores les moments où Fleur te suppliait presque d'arrêter tout ça, tu te remémores quand tu lui as promis d'arrêter, mais que t'en as toujours pris en cachette. T'es minable, mon pote. Tu regardes la façon dont le crétin face à toi tient ta pochette que tu t'es efforcé de garder intact toute la soirée et ça te ferait presque rire. De quoi il a peur ? De choper une maladie ? T'as l'impression qu'il te défie clairement, et t'aimes pas ça. Sur le coup, tu te maudis de pas avoir pris ton canif avec toi. En plus, généralement, tu le prends toujours, parce que tu te dis toujours qu'un soir, un connard pourrait venir te chercher des poux. Alors, en pensant à ça, tu t'en veux encore un peu plus. Toi, t'essayes d'abord de parler, voir si ce mec est ouvert à la conversation ou s'il s'agit juste d'un abruti qui cherche la merde. Et à la vue de sa réponse, t'optes pour la deuxième option. C'est un mec qui veut juste se battre, ou prouver que c'est lui le plus fort, ou une connerie comme ça quoi. Tu soupires à sa pseudo question, t'as même pas envie de lui répondre. Tu serais presque prêt à le laisser partir, mais y a toujours ce mauvais côté de toi qui te rappelle ce qu'il tient du bout des doigts. T'essayes de rester calme, mais tu commences doucement à péter les plombs. Il est pas au courant lui, que c'est pas le moment de l'énerver. Il sait pas lui, que ça fait un bon moment que t'as pas fait mal. Tu sers les poings et tu te mets à le fusiller du regard. Quand il se met à parler de ton frère, tu restes bouche-bée. Alors il connait Kit, pas vrai ? Putain, t'as envie de le buter de mille façons différentes. T'as envie de le poignarder, de lui tirer dessus, de lui arracher ses putains de bras. T'as les nerfs qui montent, t'es à bout là, ça peut se voir dans tes yeux, ça peut même se voir sur tout ton visage.
- T'es qui espère de fumier ?
Il veut se battre ? Parce que toi là, t'en as bien envie. Alors, tu t'approches de lui, et tu le chopes par le col de son pull.
- Je sais pas d'où tu connais mon frère, mais tu lui dis un truc, et je te jure sur la tête de ta putain de famille que je te tue.
T'es à moitié sincère. Parce qu'au fond, s'il dit un truc à ton frère, ce mec, tu vas plus oser sortir de chez toi, parce que t'auras honte. Encore plus que maintenant. Regarde-toi, Trey. T'as que vingt-quatre ans et tu fous ta vie en l'air pour un rail de poudre blanche. T'as que vingt-quatre ans, et tu menaces les gens de mort. Mais t'es cinglé. T'es fou de faire ça pour te défoncer. Mais en même temps, c'est ton moyen d'être heureux un instant.