J’ai seize ans. Je ne suis qu’une enfant dans le fond. J’attends tout du monde, j’attends tout de la vie. J’aimais d’ailleurs mon petit train-train. Mes études, ma peinture, mes parents, Amy ma meilleure amie. J’aimais même mon professeur d’économie qui s’énervait après moi parce que n’étais pas douée dans son cours. Sur le moment, je ne me rendais pas compte que je l’aimais parce que même ses coups de poings sur mon bureau, même lorsqu’il déchirait mes dessins n’étaient rien comparé à ce que j’ai vécu à cet âge là. Le genre de choses qui vous change du tout au tout. Une fois, deux fois, puis trois fois. Mon père a commencé à lever la main sur ma maman. Juste que là, je ne disais rien. C’était leurs affaires, pas les miennes. Des histoires « d’adultes » comme il disait. Alors je subissais les cris et les pleurs de ma maman. Je m’enfermais dans ma chambre pour peindre même si mon pinceau était tremblant. Et un jour, je suis passée par là, au mauvais moment, au mauvais endroit. Ma maman n’était pas là, mais moi je l’étais. Alors il m’a tapé. Une fois, deux fois puis trois fois. J’étais toute légère, je n’avais pas spécialement de muscles et j’étais vraiment mince. Il m’a brisé l’épaule et j’ai dû aller à l’hôpital. C’est les parents d’Amy, ma meilleure amie qui m’y ont emmené parce que je n’osais pas demander à ma propre maman. Là-bas, on m’a posé un nombre incalculable de questions et je me suis vue avouer que je n’étais pas simplement tombée dans les escaliers. J’ai tout dit. Les coups, l’alcool, ma maman. Nous avons eu deux avocats différents ; ma maman avait une femme et moi je me suis retrouvée avec un homme, fraichement diplômé qui s’occupe uniquement des mineurs. On a quitté la maison familiale et mon père a dû suivre une thérapie. Il paraît qu’il est parti vivre à New York, j’en n’ai aucune idée. Mais après la fin du procès, je n’ai plus voulu qu’un homme ne me touche.

Gabriel. C’est le prénom de l’avocat qui s’est occupé de moi pendant le procès. Il n’avait que dix ans de plus que moi, quand on y pense, c’était pas grand chose, surtout quand on sait qu’il sortait tout droit de ses études. Mais il a géré l’affaire comme un chef. Et il était vraiment séduisant, surtout pour une adolescente qui n’a jamais vraiment eu de petit ami. Mais je ne pouvais plus faire confiance aux hommes et puis… J’étais mineur. Il a bien tenté de me payer un cinéma ou une glace. Le genre de choses que l’on propose à une adolescente en fin de compte mais j’ai toujours refusé. J’ai bien vu qu’il me trouvait mignonne et qu’il avait compris que malgré mon jeune âge, j’étais plus mature que les autres à cause de ce qu’il s’est passé dans ma famille. Et un jour, il m’a offert de la peinture. Je me suis mise à pleurer, pleurer et encore pleurer devant lui. Pour moi, c’était le plus beau cadeau du monde. Je n’avais que seize ans, je n’avais pas besoin d’une voiture de luxe ou de hauts talons. Je voulais juste peindre et avoir confiance en moi. Il y a cinq ans de cela, nous nous sommes mariés. Il n’y a pas un jour où je ne remercie pas le ciel de me l’avoir mis sur mon chemin. Gabriel est mon ange, celui qui m’a défendu devant la justice, celui qui a vu en moi davantage qu’une adolescente blessée, celui qui a tout compris. Je lui ai dit oui alors que je n’avais que vingt ans et cinq ans plus tard, je ne regrette toujours pas.

Pourtant, les deux petites pilules que je tiens dans le creux de ma main pourraient faire penser le contraire. J’ai tout ce qu’il faut ; une belle maison, un mari aimant, un travail que j’adore et une passion qui me donne des ailes. Alors pourquoi je me retrouve à devoir avaler ces deux petites pilules tous les matins ? Parce que chaque mois, je me retrouve devant la dure réalité ; je ne suis pas enceinte. Chaque mois on a espoir, chaque mois on pense que c’est la bonne, que cette fois c’est bon et qu’on va réaliser notre rêve de fonder une famille. Mais chaque mois, mon corps me fait comprendre que non, ce n’est pas le moment. Je n’arrive pas à tomber enceinte et ça me mine parce que mon couple ne va pas survivre si on ne peut pas réaliser notre rêve tout bientôt. Mon médecin m’a mis sous anti dépresseurs le temps que je refasse surface, le temps que je passe à autre chose et que je rebondisse sur mes deux pieds. Quand je serais prête, j’arrêterai les médicaments et on retentera le coup parce que Gabriel le veut, parce que je le veux.